Mots croisés
La soprano roumaine Julia Varady et le baryton allemand Dietrich
Fischer-Dieskau, son mari, font partie de ces chanteurs-acteurs
qui ont contribué à redonner, depuis la guerre,
toute leur valeur au mot et à la psychologie. Ces deux
figures légendaires de l'interprétation ont fait
l'honneur à Classica d'une rencontre: une conversation
où l'intelligence le dispute à une certaine d'amertume
à l'égard du monde d'aujourd'hui.
Le soleil au zénith pénètre largement par
les baies vitrées du vaste appartement de Berlin Charlottenburg,
aux murs duquel abondent les livres. Les toiles de maîtres
aussi (dans l'entrée, un saisissant tableau de l'expressionniste
Paula Modersohn-Becker), et même "du Maître",
puisque Dietrich Fischer-Dieskau peint (des toiles aux proportions
raisonnables dont les couleurs vives évoquent certains
tableaux de Gerhard Richter, pour lequel il avouera d'ailleurs,
plus tard, son admiration) et expose depuis de nombreuses années
déjà. L'homme, affable, disponible, met immédiatement
à l'aise, en même temps qu'il séduit par
l'acuité, l'agilité et l'humanité de sa
réflexion, par son impressionnante modestie aussi. Plutôt
que de revenir avec lui sur les étapes d'un parcours largement
commentées par ailleurs, y compris par lui-méme
(dans ses écrits autobiographiques), nous avons préféré
l'interroger, à ce moment charnière de son existence
(trois quarts de siècle, dont deux passés à
servir la musique), sur la manière dont ce parcours lui
apparat, et sur le regard qu'il porte sur une scène musicale
dont il a modelé le firmament. La présence aussi
rare que diaphane de son épouse Julia Varady, autre interprète
légendaire - l'une des grandes tragédiennes lyriques
de ce siècle -, qui s'éclipsera pour aller reprendre
les leçons qu'elle donne aujourd'hui à la Hochschule
der Kunste, contribuera à donner à cet entretien
le ton précieux (au sens positif du terme) de la confidence.
Quelques instants volés en compagnie de deux artistes
d'exception.
MONSIEUR FISCHER-DIESKAU, A L'HEURE OÙ L'ON CÉLÈBRE
VOTRE SOIXANTE-QUINZIÈME ANNIVERSAIRE, COMMENT CARACTÈRISERIEZ-VOUS
VOTRE CARRIÈRE ET VOTRE PLACE DANS L'HISTOIRE DU CHANT
ET DE L'INTERPRÈTATION?
Dietrich Fischer-Dieskau - Il faudrait déjà
que j'y aie une place, ce qui n'est pas sûr... Disons que
j' ai sans doute été le continuateur d'une tradition
qui avait commencé bien avant moi, et que l'on a un peu
oubliée aujourd'hui. Une tradition qui commence avec Julius
Stockhausen et tous ces chanteurs qui eurent encore la chance
de travailler avec Clara Schumann et Johannes Brahms au piano,
et qui reviennent d'ailleurs fréquemment dans mes livres...
C'est cette tradition que j'ai modestement essayé de perpétuer,
parce que ces figures m'intéressaient, tout simplement...
Qu'ajouter à cela? Que je pense avoir laissé une
petite empreinte, disons, sur l'interprétation du lied.
Aujourd'hui, c'est un domaine qui intéresse beaucoup plus
de jeunes chanteurs qu'il y a cinquante ans. Après la
guerre, c'était une tout autre affaire; en réalité,
l'époque du lied était révolue, les nouveaux
compositeurs n'écrivaient plus vraiment de lieder, leur
préférant des choses plus complexes, des chants
avec orchestre ou accompagnés par un piano traité
de manière orchestrale. Au départ, il s'est donc
agi pour nous de nous remémorer ce qui était là,
à disposition, les choses essentielles du XIXe siècle,
mais aussi celles du début du XXe siècle (nous
n'avions aucune idée de toute la musique qui avait été
composée autour des années trente, puisque tout
avait été interdit par les nazis); après
1945, il nous a fallu rattraper tout cela, et nous l'approprier.
C'est ce que j'avais déjà commencé à
faire durant la période que j'ai passée en captivité,
en temps que P.O.W. (Prisoner of War) américain...
QUEL BILAN TIREZ-VOUS ÉGALEMENT DE VOTRE RELATION MUSICALE
AVEC VOTRE ÉPOUSE. JULIAVARADY?
Nous nous sommes rencontrés durant les répétitions
du Tabarro de Puccini, à l'Opéra de Munich. Je
crois qu'à l'époque, l'intendant a senti que je
n'étais pas très heureux - j'arrivais parfois le
matin à la répétition très discrètement,
dans un état de tristesse, et il se montrait toujours
très compréhensif et attentif...C'est lui qui m'a
engagé ainsi que Julia Varady, et il s'est passé
ce que vous savez. Depuis, nous avons naturellement souvent chanté
des opéras ensemble - mais pasassez, en fait, malheureusement::
nous avons fait ensembleArabella, Les maîtres chanteurs
de Nuremberg, la création du Lear de Reimann, et puis
Mozart, mais seulement Les noces de Figaro; ni Don Giovanni,
ni Titus, par exemple, qu'elle a par ailleurs beaucoup chantés
- elle a chanté pratiquement tous les grands opéras
de Mozart. Mais douze années après, j'étais
arrivé à un point où il m'a fallu arrêter
l'opéra: c'est en 1982 que j'ai chanté mon dernier
opéra, dix ans avant d'arrêter complètement
le chant, après presque cinquante ans (quarante-neuf,
pour être précis). Il était d'ailleurs temps,
car on ne peut pas continuer à vivre éternellement
sur sa légende (rires).
UNE TELLE DÉCISION A DÛ ÊTRE EXTRÊMEMENT
DIFFICILE A PRENDRE...
Absolument pas. J'avais remarqué depuis un certain temps
que tout ne me réussissait plus autant que je l'aurais
souhaité. Et à partir du moment où un chanteur
constate que son organe ne répond plus comme il le devrait,
il doit arrêter. L'occasion de mon concert d'adieu m'a
été fournie par un concert avec Wolfgang Sawallisch
à Munich, au programme duquel figuraient le deuxième
finale de Cosi fan tutte et la fugue finale de Falstaff - "Tutto
nel mondo è burla" ("Le monde entier est une
farce", ndlr.), qui me semblait être un merveilleux
texte pour s'arrêter. C'est là, le soir même
du concert, que j'ai pris la décision d'arrêter
du jour au lendemain. Naturellement, la plupart des gens n'ont
pas voulu me croire. Mais j'avais décidé que cela
suffisait comme ça.
VOUS A-T-IL ÉTÉ FACILE DE VOUS TENIR A CETTE DÉCISION?
Oui, je n'ai éprouvé aucune diffculté. Evidemment,
à chaque fois que je passe aujourd'hui devant un théàtre,
je me dis: ,,C'était quand même bien d'être
là... mais cela ne doit plus être."...J'espère
d'ailleurs avoir également contribué un peu, dans
le domaine de l'opéra, à faire évoluer la
figure de l'interprète et de l'acteur. Là encore,
c'est chose qui est apparu après la guerre, avec des metteurs
en scène comme Wieland Wagner, Günther Rennert, Jean-Pierre
Ponnelle, qui avaient en tête une manière d'interprétation
bien différente de tout ce qui avait été
possible jusque-là à l'opéra, de ces déplacements
convenus - se promener de gauche à droite en agitant les
deux bras, et c'était tout. Et je crois avoir un peu contribué
à cela.
DANS QUELLE MESURE MADAME VARADY ET VOUS-MÈME AVEZ-VOUS
PU VOUS INSPIRER MUTUELLEMENT?
Bien sûr, j'avais auparavant toujours pensé qu'il
me serait impossible de vivre avec une chanteuse. Au contact
de mes collègues féminines, je me figurais que
ce devait être effrayant lorsque deux nervosités,
deux excitations doivent converger vers un même point et
au même moment, je pensais que cela ne pouvait fonctionner.
Mais cela a fonctionné. Nous nous sommes toujours écoutés
l'un l'autre, chacun disant à l'autre ce qui ne lui plaisait
pas, ce qui, déjà, est une chose importante. Nous
avons fait aussi beaucoup de musique ensemble, j'ai étudié
de nombreux nouveaux rôles avec elle, etc.; nous avons
des disques ensemble, j'ai également dirigé pour
elle, ce qui m'a fourni l'occasion de découvrir des oeuvres
queje n'aurais probablement sinon, en tant que chef, jamais connues.
Cela dit, le véritable travail aristique est fondamentalement
quelque chose de solitaire.
DIRIEZ-VOUS QUE VOUS AVEZ PU, EN TANT QUE CHANTEUR DE LIED PAR
EXEMPLE, INFLUENCER LE PARCOURS ARTISTIQUE DE MADAME VARADY,
EN L'AIGUILLANT PAR EXEMPLE SUR LA VOIE MOZARTIENNE?
Non, parce que j'ai très vite remarqué que sa nature
n'est pa celle du Liederabend: elle a besoin de la scène,
du mauvement, de pouvoir amplement deployer sa voix - autant
de choses qui restent plutôt marginales pour le lied, qui
sont importantes, mais pas suffisantes. Le lied a besoin d'intimité,
et d'une autre forme de rayonnement...En ce sens, je me suis
abstenu de toute recommandation, je me suis contenté de
ne pas dire non lorsqu'elle m'a fait part de sa décision
de ne plus chanter de lieder, c'est tout. Je crois de toute façon
qu'il faut rester prudent, a fortiori lorsque l'on est aussi
proche, et faire attention de ne pas influencer l'autre pour
les questions d'ordre artistique, car ce n'est pas toujours une
bonne chose. Lorsque je l'ai connue, c'était déjà
une personnalité artistique accomplie, elle avait déjà
une longue carrière derrière elle - à dix-huit
ans, elle chantait Pamina, à dix-neuf Khovanchtchina,
elle avait dejà pratiquement chanté tout le répertoire.
VOUS PARLIEZ DE LA DIFFÉRENCE ENTRE LE LIED ET L'OPÉRA
: DIRIEZ-VOUS QUE L'OPÉRA NÉCESSITE MOINS DE RÉFLEXION
QUE LIED _ PAR EXEMPLE LE RÉPERTOIRE ITALIEN, RÉPUTÉ
POUR ÊTRE PLUS VOCAL QU'INTELLECTUEL...
C'est possible, mais écoutez la Collas dans La Sonnambula,
imaginez le travail de l'intellect qu'elle a dû accomplir
pour pouvoir chanter comme elle l'a fait: c'est rempli d'infimes
détails qui sont décisifs pour l'interprétation,
et qu'il n'est possible de maîtriser qu'au prix d'un grand
travail de réflexion, ce n'est pas quelque chose qui vient
des tripes... (A Julia Varady qui arrive:) Nous étions
en train de parler de l'opéra et du lied. (Elle se gratte
la gorge et fait comprendre qu'elle est fafiguée - elle
vient de donner un cours de chant:) Ah oui, c'est vrai que tu
ne dois pas trop parler...
NOUS ÉTIONS EN TRAIN DE PARLER DE LA DIFFÉRENCE
ENTRE LE LIED ET L'OPÉRA, ET DU FAIT DE SAVOIR SI L'OPÉRA
EXIGE AUTANT DE RÉFLEXION QUE LE LIED...
Tout exige de la réflexion, c'est indéniable :il
est impossible de chanter sans sa tête, complètement
impossible.
Julia Varady - De la réfiexion, oui. L'opéra
et le lied sont très différents et en même
temps, au fond, c'est la même chose.
D. F.-D. - Oui, mais dans le lied, en outre, d'autres
éléments entrent en ligne de compte - en premier
lieu le texte, qui est presque toujours de la grande poésie:
qu'ils soient en français (Baudelaire, Verlaine) ou en
allemand (Goethe, Schiller), dans tous les cas, l'intellect doit
y être associé, sans cela, cela ne fonctionne pas.
/. V - Dans l'opéra, plus simplement, il s'agit d'une
action. Une simple action que l'on raconte. Tandis que dans le
lied, il s'agit de microcosmes, d'une forme très réduite
de tragique qu'il est plus diffcilede faire vivre...
D.F.-D. - Je ne sais pas si cela est plus "difficile".
Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne l'opéra, il s'agit
d'un important travail intellectuel couplé à de
grandes contraintes corporelles. C'est là que réside
la diffculté : dans l'opéra, on est physiquement
encore plus sollicité que dans le lied. C'est d'ailleurs
la raison pour laquelle j'ai arrêté l'opéra
dix années avant d'arrêter complétement le
chant...
J.V - En plus,tu as fait tous ces rôles gigantesques...
D. F.-D. - Oui, j'ai chanté certaines choses, certaines
parties beaucoup trop grosses et trop grandes pour moi... Sans
parler des opéras "à problèmes":
imaginez une oeuvre comme le Doktor Faust de Bosoni, que vous
n'avez jamais chantée, ni même entendue; il vous
faut alors vous imprégner de quelque chose de complètement
nouveau... J. V. -... Pour être honnête vis-à-vis
de l'oeuvre... D. F.-D.-... Etre honnête intellectuellement:
il faut connaîitre le contexte, savoir l'homme qu'était
Busoni, la manière dont l'ouvrage est construit, la raison
pour laquelle il est composé ainsi et pas autrement...
DANS TOUS LES CAS, C'EST L'ACTION DRAMATIQUE QUI EST AU CENTRE
DE VOTRE INTERPRÉTATION...
Lorsque vous êtes sur scène à l'opéra,
c'est évident, c'est la même chose avec un acteur,
c'est inconcevable autrement. Il est également naturel,
et aussi indispensable, qu'à cela s'ajoute le désir
de se donner vocalement, l'envie de chanter un large legato,
de déployer sa voix - l'envie aussi du finatto, de laisser
une note s'éteindre petit à petit. Mais tout cela
doit se produire simultanément. Vous avez besoin d'une
sorte de "plan" chorégraphique, pour toutes
ces choses que vous exécutez au mème moment sur
scène... J. V. - Et tout cela, bien construit...
D. F.-D. -...le mouvement, la gestique, les jeux de physionomie
et le jeu avec les partenaires, la musique, le volume sonore,
tout cela... (A Julia Varady:) Ce n'est pas vrai? J. V.-
Qui...
D'AUCUNS PRÉTENDENT QUE SEULS CEUX QUI EN CONNAISSENT
IA LANGUE PEUVENT APPRÉCIER LE LIED...
D. F.-D. - C'est exactement la même chose qu'avec les opérasen
italien de Mozart donnés en Allemagne: beaucoup de gens
réclament que l'on donne ces oeuvres en allemand... Bon,
maintenant, il y a ces systèmes de surtitrage, mais cela
n'existe pas dans tous les théâtres!
J. V - Parce que la clé ne réside pas seulement
dans la beauté sonore, mais également dans une
action. C'est la même chose avec Molière : Molière,
on ne peut pas le marmonner, il faut aussi comprendre les tournures
et la langue. Au fond, je pense que quel que soit le domaine,
le fait de
comprendre la langue est toujours le plus important. Ainsi, à
l'opera, dans les passages bel canto, qui sont conçus
de telle manière que tout ce qui est dit est inutile:
les chanteurs qui les réussissent sont ceux qui parviennent
à être si compréhensibles qu'ils permettent
au plus simple ou au plus
ennuyeux des opéras d'apporter bien davantage que la simple
délectation du beau son. Evidemment, beaucoup de gens
ne vont voir ces opéras que pour ça, beaucoup,
juste pour un seul beau trille, pour écouter une belle
voix, entendre les plus aigus ou la plus belle colorature, et
c'est tout. C'est idiot, mais beaucoup de gens sont de comme
ça. D. F.-D. - Ce sont les "fans de voix ".
Mais au fond, ils ne comprennent grand-chose de l'opéra.
Ils savent établir des comparaisons: "Untel a une
couleur plutôt sombre, Untel une couleur claire, Untel
possède une belle émission dans ses aigus, plus
belle qu'Untel..." J. V. -... Et caetera, et caetera.
Mais cela n'est pas vraiment déterminant, en fait. D.
F.-D. -C'est aussi le genre de conversations que nous n'aimons
pas vraiment. Quand trois ou quatre personnes se réunissent
pour ne faire rien d'autre que parler de chanteurs et les comparer
pendant quatre heures, cela ne me passionne pas tellement. J.
V. - Lorsqu'ils les comparent de cette manière que
nous venons d'évoquer, oui...
AVEZ-VOUS TRAVAILLÉ DIFFÉREMMENT AVEC LES LIEDER
EN LANGUE ÉTRANGÈRE?
D. F.- D.- La condition est évidemment, encore une fois,
que l'on essaie de comprendre la langue, que l'on puisse se traduire
précisément ce que l'on chante, car il faut savoir
ce que l'on chante... J'ai vu un jour à la télévision
un chanteur nonallemand qui interprétait Mahler et qui
n'avait aucune idée de ce qu il chantait, souriant aux
endroits où il aurait dû en fait pleurer - car le
sourire est pour lui une manière normale de communiquer
avec le public, en quelque sorte. Je pense aussi, en Allemagne,
au célèbre baryton HeinrichSchlusnus, qui souriait
gentiment au public en permanence; quoi qu'il chante, que ce
soit Erlkönig, Nähe des Geliebten ou le Schreckenberger
de Hugo Wolf, tout était toujours aimable. Et cela apporte
bien peu, finalement, cela ne transmet rien de ce qu'il est en
train de chanter...Nous ne devons pas non plus oublier que le
public du
lied reste réduit, que le lied ne représentera
jamais qu'une part infime de l'expérience musicale. Parce
que le lied exige beaucoup: le lied est exigeant pour l'intellect,
il implique un travail de l'auditeur, qui ne peut se contenter
de rester là à écouter, on ne peut pas ne
penser à rien avec le lied...
J. V.- Et parce que beaucoup ne s'accordent plus le calme
et la tranquillité que cela requiert. On ne consent que
difficilement à se soustraire à l'agitation quotidienne,
pour créer les conditions et l'atmosphère qui sont
indispensables. Les gens viennent et à peine arrivés,
se demandent déjà comment ils pourront attraper
le dernier autobus...
D. F.-D. - Pour nous, sur scène, c'est là
la grande difficulté: le fait de se trouver face à
un public complètement atomisé; chacun a eu son
propre lot de soucis pendant la journée, et c'est ce qu'il
me faut "ramasser" et reconcentrer le soir, en essayant
de faire en sorte, le plus rapidement possible, que tous pensent
et ressentent une même chose...
J. V. - Après tout, qu'est-ce que la musique, et
qu'est-ce que le lied? qu'est-ce que nous essayons de donner,
et pourquoi? Un sentiment, une sorte de méditation, qui
devrait être à mon avis une méditation commune,
dans la mesure où l'artiste parvient à créer
une atmosphère telle que tous ne font plus qu'un. Je me
rappelle encore de tes matinées à l'Opéra
de Munich, pendant le Festival d'été: tous les
dimanches matins, il y avait des concerts qui réunissalent
près de 2500 personnes, qui savaient alors qu'ils n'avaient
qu'àjouir du moment - une impression qui s'est malheureusement
perdue, qui n'existe plus, à mon avis. J'ai l'impression
que la concentration accordée à la musique et ce
dialogue silencieux qui pouvait s'instaurer entre l'artiste et
le public sont de plus en plus rares.
D. F.-D. -... Parce que cela dépend d'une personnalité...
/. V -... et que cette forme de personnalité n'existe
malheureusement plus...
D. F.- D. - Oui, je crois. Nous nous trouvons dans une
période de globalisation qui tend également à
niveler quelque peu les artistes.
VOUS NE CONSIDÉREZ DONC PAS TRÈS POSITIVEMENT L'ÉVOLUTION
DE LA SCÈNE MUSICALE?
Pas très positivement, non.
J. V. - Non, nous ne sommes pas très optimistes.
D. F.-D. - Il s'agit de quelque chose de bien trop délicat
pour l'esprit mercantile qui domine impitoyablement aujourd'hui;
la musique n'est pas faite pour cela. On l'utilise tout au plus
comme musique de fond, comme une musique enregistrée qui
s'échappe des haut-parleurs.
/. V. - Cela peut paraître un peu pessimiste, mais
chacun est confronté à cela chaque jour, et on
a peu à peu tendance à devenir dubitatif..
EST-IL DEVENU AUJOURD'HUI PLUS DIFFICILE POUR UN CHANTEUR DE
RÉUSSIR UNE HONNÊTE ...
... une honnête communion avec le public?... Naturellement,
beaucoup se laissent séduire, et essaient de se conformer
au goût du public, car c'est le public qui paie, qui achète
les billets; et il ne faut pas qu'il s'ennuie, sinon, il ne reviendra
pas. J'ai le sentiment qu'en fait, on accorde trop d'importance
à ce qui plaît aujourd'hui au public. Or, c'est
la même chose qu'avec les livres: tous les livres que j'achète
ne me plaisent pas, mais de chacun le peux retirerquelque chose...
D.F.-D.- Le plus beau, c'est que très souvent,
les interprètes font erreur: ce n'est pas forcément
ce qu'il pense qui va plaire au public, le public aime bien mieux
être provoqué et mis au défi - au théâtre
plus que partout ailleurs.
/. V. - II faut les faire sortir de leur état de
somnolence. Les gens rentrent chez eux en se disant: "Ah,
au bureau, aujourd'hui, c'était terrible, mais cet artiste
chante si bien"...
D. F.- D. ? Si j'en juge par la situation en Allemagne
ou en Angleterre, j'ai l'impression de voir sur scène
soit des clowns, soit des fous. Il ne semble pas devoir exister
d'autres figures, au fond; ces moments de profondeur psychologique
qui naissent entre les sons, d'échange de personne à
personne, sont complètement évacués - et
avec eux la véritable attention du public, la participation,
l'intérêt, l'enthousiasme d'aller au théâtre
qui pouvait exister par le passé avec les représentations
qui avaient une véritable valeur psychologique. L'humain,voilà
ce qui pour nous devrait étre toujours le point central...
Y AVAIT-IL AUTREFOIS MOINS DE PRESSIONS SUR LES CHANTEURS, DE
PRESSIONS COMMERCIALES?
Assurément. Aujourd'hui, du fait de la compétition
accrue, des gens sont poussés, comme on pousse un paquet
de neige, pour arriver à un point bien précis,
où il leur faut ensuite faire leurs preuves, au risque,
sinon, de chuter. Beaucoup de carrières s'achèvent
au bout de trois ou quatre ans. Cet aspect tragique n'existait
pas par le passé.
J. V.- Les gens se disent : a Vite, vite, ll faut faire
quelque chose tant que cela intéresse encore les gens!
Mais enfin, il s'agit là de notre propre expérience,
peut-être allez-vous nous apprendre le contraire, vous
qui allez souvent au concert... D. F.- D.- Je pense que
la situation s'améliorerait certainement si les compositeurs
et les artistes d'aujourd'hui étaient encore en mesure
de créer quelque chose d'utile et de neuf à partir
de la matière sonore à disposition, de façon
à créer un intérêt, à éveiller
l'attention.
MADAME VARADY, VOUS PARLIEZ AVANT DE "DIALOGUE ", DE
"MÉDITATION". EST-CE PARCE QUE VOUS AVEZ BESOIN
DE CE DIALOGUE, DE CET ÉCHANGE, QUE VOUS AVEZ PAR EXEMPLE
SI PEU ENREGISTRÉ ?
J. V. - Oh, il existe quand même des enregistrements...
D. F.-D. -...nous nous sommes un peu rattrapés...
J. V. - Il est clair que j'ai accordé une valeur
particulière à l'opéra, et ensuite au concert
- moins souvent à des formes plus intimes comme le lied.
Peut-étre parce qu'il est malheureusement plus difficile
de réaliser un enregistrement d'un opéra intégral,
en raison du nombre d'artistes que cela implique; ce n'est pas
la même chose quand on est seul, ou à deux avec
un bon accompagnateur... Mais nous avons réussi à
faire paraître beaucoup de belles réalisations d'opéras,
ou au moins certaines scènes d'ouvrages que j'ai chantés
sur scène. Nous venons de le faire. Et pour le lied, chez
Deutsche Grammophon en particulier, nous avons fait quelques
belles choses. Il faudrait continuer encore, mais les choses
changent en permanence: un directeur s'en va, un autre arrive
que je ne connais pas, ou qui a ses protégés, et
c'est la même chose dans les maisons d'opéras...
ON AURAIT AIMÉ UN CAPRICCIO, UN DANAE, UNE TRAVIATA, UNE
NORMA! UNE BRÜNNHILDE!...
Qui, mais c'est toujours le mème problème - que
je conçois d'ailleurs tout à fait: si vous avez
déjà dix fois dix enregistrements historiques de
la
Neuvième de Beethoven ou Capriccio, vous ne trouverez
personne pour les acheter, les écouter tous les dix pour
les comparer... A mon sens, ce qui lait défaut aux jeunes
générations, c'est la faculté de comparer.
De la même manière que beaucoup ne savent pas à
quoi peut ressembler une mise en scène classique de Shakespeare,
et qu'il leur manque donc la possibilité de comparer pour
pouvoir apprécier au même degré une mise
en scène plus moderne. Et d'un autre côté,
les gens sont saturés. Comme si dans un verre d'eau, vous
mettiez tellement de sel qu'il ne parvient plus à se dissoudre.
C'est ce qui est tragique dans la situation actuelle. Et bien
sûr que c'est dommage, très dommage; bien sûr
que j'aurais pu faire une Traviata, méme avec DG, il en
a été longtemps question - et puis des imprésarios
doués sont arrivés qui ont commencé à
se battre, et à la fin, il n'y a eu de Traviata ni pour
l'une, ni pour l'autre. Voilà le genre de mésaventures
qui peuvent arriver, et... dans ce cas, il faut essayer de faire
sur scène tout ce que l'on peut faire, pour qu'au moins
ce que l'on veut dire ou montrer soit soumis à un public,
aussi limité soit-il... Cela dit, beaucoup de bons chanteurs,
en particulier parmi les plus anciens, n'ont pas enregistré
la moitié de ce que j'ai fait...
D. F.-D. - Pour moi, cela a été plus facile.
Je suis apparu au moment où le disque microsillon connaissait
sa meilleure période...
J. V. - Il n'y a pas que cela, tout de même... D.
F.-D. - Il existait un besoin dans tous les domaines, il
fallait enregistrer du nouveau...
J. V. - Tu es arrivé avec ta voix magnifique, tes
dons immenses, à une période où le public
n'aspirait qu'à cela: réentendre une parole, tout
ce qui leur avait manqué durant la guerre... Et puis autrefois,
les maisons de disques étaient les premières à
s'intéresser à ce que nous faisions...
D. F.-D. - Aujourd'hui, nous nous trouvons au beau milieu
d'une époque, alors qu'autrefois, nous étions à
son commencement. Et après leCD, il risque de falloir
attendre longtemps avant que l'on n'invente quelque chose de
nouveau, et dans ce cas-là, je vois l'avenir plutôt
en noir.
J. V. - Naturellement, je regrette tout cela. Je pourrais
dire: "Venez vite les enfants, je chante encore pendant
trois ans, alors enregistrons tout!" J'ai d'ailleurs quantité
de projets, y compris des choses en français (sourire)...
Mais ça ne marche malheureusement pas comme ça.
Et, vous savez, le temps presse...
D. F.-D. - Peut-être aussi chez des compagnies plus
dynamiques qu'Orfeo, ce serait bien si nous pouvions avoir EMI
ou Deutsche Grammophon...
J. V. - Et puis il y a aussi ces changements incessants.
Autrefois, à Paris par exemple, on savait que telle ou
telle personne était responsable, et pas pour un, deux
ou quatre ans, mais pour vingt ans: maintenant, vous comprenez,
c'est lépoque de l'éphémère. Et je
dois avouer que parfois, je me sens trop bonne pour aller faire
des démarches, dire: " Bon jour - Bonjour - Bonjour...
" (elle mime une succession de poignées de mains
précipitées)
D. F.-D. - "Je suis Unetelle, j'ai fait ci et ça...
"
J. V. -... et alors on me regarde et on me demande : "Comment
dites-vous? Can you spell, please?" Je trouve ça
un peu gros (rires), dans ces cas-là, cela ne vaut pas
vraiment la peine. Il faut quand même garder sa fierté,
je trouve (rires; peu après, Julia Varady s'en retourne
en courant à ses leçons.)
MONSIEUR FISCHER-DIESKAU, IL EST AU MOINS DEUX RÔLES WAGNÉRIENS
QUE VOUS AVEZ À JAMAIS MARQUÉS
HANS SACHS ET WOTAN. QU'EST-CE QUE CES DEUX RÔLES, ET WAGNER
EN GÉNÉRAL, ONT REPRÉSENTÉ POUR VOUS?
D. F. -D. - Il est un peu excessif d'affirmer que j'ai
marqué particulièrement ces deux rôles; j'ai
essayé d'en proposer ma conception. Je ne suis d'ailleurs
pas un Sachs idéal, parce que je suis au fond un baryton
"aigu", pas un baryton grave. Wagner a écrit
: "pour une basse aiguë" à côté
du nom de Sachs. Et pour Wotan, c'est la même chose, en
tout cas dans la Walkyrie, de même que dans Siegfried ..
J'admire Wagner, parce que, tout d'abord, il a directement atteint
ce qu'il s'était assigné - dans toute l'histoire
de la musique, il n'y a sans doute aucun autre exemple de musicien
qui a réussi de la sorte à atteindre, avec autant
d'amour-propre et avec autant de constance, le but qu'il s'était
fixé, en y oeuvrant toute sa vie durant. Avec déjà
en tête certain chemin pour y parvenir. Chez lui, ce qui,
à moi, me paraît le plus impressionnant, c'est son
art de l'instrumentation. Et c'est aussi la raison pour laquelle,
après lui, personne n'a plus vraiment réussi à
s'imposer véritablement dans l'écriture orchestrale.
Il a peut-être été le plus important, à
tout le moins un sommet. C'est également la raison pour
laquelle la discussion autour de lui continue aujourd'hui: s'il
n'avait pas écrit une musique aussi importante, alors
cela n'intéresserait personne de savoir l'idéologie
suivant laquelle il convient de l'interpréter... J'ai
donc aimé chanter Wagner, même si, chez lui, c'est
l'orchestre qui a le rôle prépondérant: le
travail principal incombe au chef d'orchestre, que le chanteur
ne fait que servir. Certes, il doit être présent
sur scène, pouvoir incarner des personnages, mais sur
le plan thématique et musical, il est rare qu'il ait à
dire l'essentiel. Au contraire, c'est un peu comme s'il déclamait
autour des thèmes.
POUR COMPARER AVEC UN COMPOSITEUR D'OPÉRAS DE LANGUE ÉTRANGÈRE
COMME PAR EXEMPLE VERDI, DONT VOUS AVEZ ÉGALEMENT "MARQUÉ"
CERTAINS RÔLES?
Verdi, je l'ai aimé, toujours. Peut-être parce qu'il
est vraiment l'opposé exact Wagner...Alors que chez Wagner,
vous trouvez une grande diversité, chez Verdi, en revanche,
c'est la stricte poursuite d'une ligne: cette idée d'un
art national, de quelque chose de spécifquement italien.
Evidemment, chez lui, le texte a pris de plus en plus d'importance,
comme on le voit dans ses deux derniers opéras, Otello
et Falstaff, grâce aux textes de Boîto, si pertinents
sur le plan théâtral. Et en Italie, on lui en a
d'ailleurs alors voulu de mettre tellement l'accent sur le texte,
de commencer à instaurer un véritable dialogue
sur la scène en lieu et place d'une succession d'airs...
QUELS RÔLES AVEZ-VOUS PRÉFÉRÉ INTERPRÉTER?
Je dirai que le Comte de Mozart dans Les noces de Figaro, Falstaff,
et le Mandryka de Strauss ont été les plus importants...
Sinon, j'ai beaucoup aimé les personnages ambigus, problématiques,
comme le Doktor Faust de Busoni, le Wozzeck de Berg, ou le Docteur
Schön de Lulu, ces "opéras d'artistes"
(Künstleropern) qui plaçaient au premier plan les
problèmes du compositeur, la question de l'intervention
de
l'artiste dans la vie politique...
VOUS VOUS ÊTES TOUJOURS MONTRÉ TRÉS AVENTUREUX
- AINSI LORSQU'EN 1958, VOUS DÉCIDEZ D'ENREGISTRER CES
LIEDER DE SCHOECK AVANT MÊME DE NÉGOCIATIONS GRAVÈ
LES GRANDS CYCLES. ON PARLE MÊME DES NÈGOCIATIONSMENÈES
AVEC LES LABELS EN VUE DE VOUS PERMETTRE DE DISPOSER DE "QUOTAS"
DE MUSIQUE CONTEMPORAINE...
Pour cela, on a besoin d'interlocuteurs dans les labels, de gens
qui comprennent les choses et qui, en outre, s'y interressent.
Aujourd'hui, moi qui appartiens au passé, je n'aurais
aucune chance, n'est-ce pas... Mais la curiosité est là,
toujours: je fais également beaucoup d'autres choses,
et pour cela, la curiosité est nécessaire.
A LA FIN DU PREMIER DES DEUX LIVRES QUE VOUS AVEZ CONSACRÈS
AUX LIEDER DE SCHUBERT, VOUS AVEZ DES MOTS TRÈS DURS A
L'ÉGARD DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE, PARIANT DE "DÉCADENCE
MÉLODIQUE"...
Il s'agit de la situation à laquelle on est arrivé
en 1911, lorsqu'ont été composées les premières
oeuvres atonales, qui ont en quelque sorte scellé la fin
de l'histoire de la musique. Oui, la mélodie a été
pour ainsi dire réprouvée, bannie, et remplacé
par la série, par les systèmes du dodécaphonisme
ou des quarts de ton... Et à partir du moment où
la mélodie n'est plus là, nous, les chanteurs,
n'avons finalement plus rien à faire; le chant n'est alors
plus nécessaire. Pour chaque oeuvre contemporaine que
j'ai abordée, j'ai d'abord dû me demander honnêtement
comment l'allais pouvoir la chanter, construire un chant à
partir de ces grands intervalles, de ces périodes qui,
à l'intérieur d'une mélodie, semblent ne
pas être liées. Cette diffculté a toujours
été présente... Et lorsque j'ai commencé
à avoir du succès avec ces premiers enregistrements,
par exemple les Lieder napolitains de Henze (en 1956, ndlr.),
ou toutes les pièces qui se fondent plus ou moins sur
des mélodies populaires, alors les autres compositeurs
se sont dit: "Pourquoi ne pas faire ça aussi, peut-être
aurons-nous ainsi du succès, si c'est lui qui le fait?
" En tout cas, mes armoires sont remplies de partitions
de divers compositeurs que je n'ai jamais chantées.J'en
ai chanté quelques-unes, mais c'est toujours la même
chose: on donne cela une, deux, voire trois fois, et puis cela
retournedans un tiroir.Or, la musique a besoin d'une vie propre,
une revivification permanente, sinon elle ne reste dans la mémoire
de personne. Et très souvent, malgré tout, le traitement
musical est tel qu'il ne parvient pas à convaincre. Or,
la force de conviction est une condition nécessaire...
Les compositeurs qui ont produit des choses vraiment convaincantes,
comme Dutilleux en France, appartiennent presque déjà
à une époque révolue. Qu'est-ce qui va venir
après? où sont les oeuvres qui vont vraiment durer?
CES QUESTIONNEMENTS NE VOUS ONT PAS EMPÊCHÈ D'ÊTRE
TOUJOURS UN GRAND DÉFENSEUR DE IA MUSIQUE
CONTEMPORAINE...
J'ai toujours été demandeur, c'est le produit de
cette curiosité dont vous parliez, qui joue un grand rôle:
il n'y a rien de plus enthousiasmant que d'interpréter
une oEuvre dont on ne sait pas encore quel effet elle va produire
sur le public, de quelle manière elle va sonner... C'est
une chose que ni les organisateurs, ni le public ne réclament,
c'est donc quelque chose qu'il nous appartient de "prescrire
".
PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID SANSON / PHOTOS MARION KALTER
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